Introduction
Le groupe de luxe Kering (maison-mère de Gucci, Saint Laurent, Bottega Veneta…) mise sur l’IA générative pour réinventer le parcours client haut de gamme à l’ère digitale.
En 2023, Kering a lancé KNXT, une plateforme expérimentale en ligne qualifiée de “espace mode nouvelle génération”, où technologies Web3 et intelligence artificielle se rencontrent.
Au cœur de KNXT se trouve Madeline, une assistante virtuelle propulsée par ChatGPT, présentée comme le premier personal shopper de luxe virtuel du secteur. « Ask me anything and I will do my best to surprise you with luxury pieces », propose Madeline à l’utilisateur, ouvrant une nouvelle voie pour conseiller la clientèle en ligne (voguebusiness.com).
Cette initiative est une réponse à un défi de longue date pour le luxe : comment offrir en digital le niveau de service ultra-personnalisé qui fait l’excellence des boutiques physiques. L’enjeu est de taille pour Kering et ses maisons prestigieuses, car la nouvelle génération de clients fortunés est ultra-connectée et attend une expérience en ligne à la hauteur du standing des marques. Madeline incarne l’ambition de combiner le savoir-faire du conseiller de vente avec la puissance de l’IA pour assister le client 24h/24, partout dans le monde.
En analysant le cas Madeline, nous évaluons comment l’IA générative peut transformer la relation client dans le luxe, quels résultats tangibles et enseignements ont émergé de cette expérimentation, et comment les CEO du secteur doivent envisager l’avenir du clienteling (suivi client personnalisé) à l’ère de l’IA.
Table des matières
Enjeux
Le luxe repose historiquement sur une relation client privilégiée : vendeurs en boutique connaissant les préférences de leurs clients VIP, conseils sur-mesure, expérience émotionnelle lors de l’achat. Avec la digitalisation, les maisons de luxe se sont heurtées à un paradoxe : toucher une audience plus large en ligne sans perdre l’âme du service haut de gamme. Les enjeux qui en découlent pour une initiative comme Madeline sont multiples :
- Personnalisation à grande échelle : Comment offrir des recommandations pertinentes et personnalisées à chaque visiteur du site, comme le ferait un conseiller dédié en magasin, mais de façon automatisée et simultanée pour des milliers de clients ? C’est le défi du scaling de l’excellence. Madeline doit comprendre le contexte et le goût de chaque utilisateur pour suggérer le bon sac ou la bonne robe, reproduisant la magie d’un conseil humain, grâce au traitement du langage naturel et à l’accès à une base de données produits exhaustive.
- Continuité de l’expérience omnicanale : Le client luxe aujourd’hui navigue entre Instagram, le site web, WhatsApp et la boutique physique. L’IA pourrait être le lien invisible entre ces canaux – par exemple, Madeline pourrait savoir que Madame X a regardé des sneakers Gucci en ligne et l’accueillir en boutique (via le vendeur informé) avec ces modèles. L’enjeu est de connecter Madeline au CRM et aux données client multicanales pour créer une expérience fluide et cohérente, où le virtuel nourrit le physique et vice-versa.
- Innovation sans compromettre l’exclusivité : Le luxe doit innover pour rester pertinent, mais sans donner l’impression de se diluer ou de se massifier. Introduire un chatbot grand public pourrait être perçu comme trop banal ou impersonnel. Il fallait donc que Madeline soit conçue avec une véritable personnalité, un ton élégant et une valeur ajoutée tangible (des conseils mode pointus, une connaissance profonde des collections) pour être acceptée par la clientèle exigeante. Le risque sinon est un rejet de l’outil (« parler à un robot n’a rien de luxueux ») et une atteinte à l’image de marque. Kering doit donc exceller dans la qualité conversationnelle de l’IA.
- Formation du modèle et maîtrise du discours : Un enjeu technique et de gouvernance est d’entraîner l’IA sur les bonnes données. Madeline doit puiser dans le catalogue Kering (des milliers de références Gucci, Balenciaga, etc.), apprendre les descriptions, connaître l’histoire des marques, les tendances mode… Le corpus d’entraînement doit être riche et bien calibré pour éviter des réponses à côté de la plaque. De plus, il faut brider les tendances de l’IA généraliste à “halluciner” ou fournir des réponses trop génériques. On veut éviter qu’elle propose un produit inexistant ou fasse une erreur sur la disponibilité. Le contrôle qualité du modèle et les mises à jour régulières (nouvelles collections, suppression des articles sold-out) sont un véritable défi opérationnel.
- ROI et adoption : Enfin, du point de vue du CEO, un enjeu est de mesurer la valeur ajoutée réelle de Madeline. Est-ce que cet assistant virtuel va se traduire par une augmentation du taux de conversion sur le site ? Par un panier moyen plus élevé grâce à du cross-selling bien ciblé ? Ou par une réduction des retours produits parce que le conseil était meilleur ? Il faut définir des KPI dès le départ (nombre d’interactions par client, taux de recommandation cliquée, satisfaction client via des surveys) pour évaluer le retour sur investissement de l’IA. Et en interne, l’adoption par les clients n’est pas garantie : l’outil doit être suffisamment mis en avant et incitatif pour que les visiteurs l’utilisent. Kering doit plancher sur l’UX (par exemple, une invitation visible « Posez une question à Madeline, votre personal shopper ») et possiblement sur des incitations (Madeline pourrait offrir un code promo personnalisé ou un accès à un contenu exclusif, afin d’attirer les clients à interagir).
En résumé, Madeline se situe à la croisée de la transformation digitale du luxe et de la préservation de l’ADN exclusif de ses maisons. L’équation à résoudre est d’obtenir le meilleur des deux : la puissance de l’IA pour la personnalisation, sans perdre la touche humaine et la rareté qui font rêver.
Mise en œuvre
Kering a abordé Madeline comme un projet pilote, en mode startup interne, pour tester en conditions réelles l’apport de l’IA générative dans le parcours client. Le lancement s’est fait discrètement en mars 2023 sur la plateforme KNXT, sans tambours ni trompettes, justement pour expérimenter à petite échelle avant d’envisager un déploiement plus large.
Technologie et intégration : Madeline est un chatbot conversationnel alimenté par le modèle de langage d’OpenAI (ChatGPT). Techniquement, cela signifie que via l’API d’OpenAI, KNXT envoie à l’IA les requêtes en langage naturel des utilisateurs, plus du contexte (par exemple, une sélection de produits correspondant à la demande, tirée du catalogue Kering). L’IA renvoie une réponse structurée : une proposition de produit avec description, éventuellement un lien ou des conseils stylistiques. Kering a dû développer une couche d’orchestration logicielle pour interfacer ChatGPT avec sa base de données produits. En amont, un filtrage a été mis en place pour restreindre le champ des réponses de l’IA aux seules marques du groupe et éviter qu’elle ne suggère des produits hors portefeuille ou des propos inappropriés.
Alimentation en données de luxe : Pour que Madeline soit légitime, Kering a intégré les données maison : descriptifs détaillés des produits (matières, styles), lookbooks des dernières collections, et probablement du contenu éditorial (conseils mode de stylistes, guides de tendances). Ainsi, si un client demande « Je cherche une tenue pour un mariage sur la Côte d’Azur », l’IA va croiser sa connaissance des dress codes (tenue chic décontractée, couleurs claires) avec l’inventaire disponible (une robe estivale Bottega Veneta par ex.) et argumenter sa recommandation en évoquant la tendance Riviera glamour. Cette capacité à parler mode avec expertise est cruciale. D’après Vogue Business, on a entraîné Madeline à réagir à des requêtes comme « Je cherche une robe pour Rome en mai » en répondant par une recommandation (robe florale Giambattista Valli) accompagnée d’explications stylistiques contextualisées (sur le chic romain printanier et l’importance de tissus légers en saison chaude) (voguebusiness.com). Cela donne de la crédibilité et de la valeur ajoutée par rapport à un simple filtre e-commerce.
Portée de l’assistante : Madeline peut naviguer à travers plus d’une dizaine de marques de luxe du groupe, de Gucci à Balenciaga, en passant par Alexander McQueen (overstandard.dkbinance.com). Elle est capable de prendre en compte des préférences utilisateur : on pouvait lui demander des produits par style, occasion, couleur, et même budget comme l’a testé un média (demande d’un pantalon cargo noir homme pour ~$500 – Madeline a proposé un modèle Balenciaga correspondant et en a fait une description très complète)(binance.com). L’assistante fournit des liens directs pour acheter (soit sur KNXT si disponible, soit renvoie vers le site e-commerce de la marque concernée), et détaille même les instructions d’entretien ou la disponibilité en boutique si nécessaire (binance.com). En plus du conseil produit, KNXT intègre aussi des fonctionnalités innovantes comme le paiement en cryptomonnaie (ETH) et des NFT offerts aux premiers clients (overstandard.dkbinance.com), signe que ce terrain de jeu sert à tester plusieurs technologies en synergie.
UX et ton : L’équipe Kering a travaillé le personnage Madeline pour qu’il soit engageant. Le ton employé se veut courtois, expert mais accessible, reflétant les standards du luxe. Par exemple, Madeline tutoie ou vouvoie selon la langue, utilise un registre soutenu mais chaleureux. Le nom même, Madeline, évoque une conseillère personnelle. Sur le plan UI, Madeline se manifeste sur KNXT par une fenêtre de chat sobre sur fond noir, alignée à l’esthétique luxe minimaliste. Aucune caricature visuelle type avatar enfantin – tout est fait pour que l’expérience reste élégante et ancrée dans le réel de la mode (on imagine le texte présenté sur un fond de vitrine virtuelle).
Lancement et retours initiaux : Durant les premiers mois, Madeline a été accessible 24/7 aux visiteurs du site KNXT, en anglais (principalement, KNXT ciblant d’abord les US). Les équipes ont monitoré les types de questions posées et la pertinence des réponses. Par exemple, combien de fois les utilisateurs ont demandé « Trouve-moi un sac pour femme moins de $2000 » et si Madeline a bien performé sur ces requêtes. Un feedback important est vite apparu : les réponses de la première version étaient parfois trop génériques ou à côté. Business of Fashion rapporte que Madeline V1 répondait de manière limitée et un peu robotique, proposant des produits pas toujours les plus adaptés et avec un phrasé trop marketing (linkedin.com). En somme, l’IA donnait l’impression de réciter le catalogue plutôt que d’engager une vraie conversation de conseil. Face à cela, Kering a probablement ajusté le tir : affiner les prompts système (par ex. inciter l’IA à poser des questions de clarification : “Pour quelle occasion pensez-vous porter ce vêtement ?” – ce que font d’autres assistants comme Mercari’s Merchat AI(voguebusiness.com), enrichir la base de réponses possibles, et limiter le style “copier-coller de fiche produit”.
Maintenance : Au bout de quelques mois, le site KNXT a affiché un message de maintenance pour Madeline, signe que Kering a choisi de suspendre temporairement le test public afin de travailler sur les améliorations en interne(linkedin.com). Ce temps a sans doute été mis à profit pour analyser les données récoltées : quelles catégories de produits intéressent le plus, où l’IA a eu des ratés (par ex. suggestion d’un article indisponible), et quelles fonctionnalités additionnelles intégrer. Il s’agit de la démarche “test & learn” assumée dès le départ par Kering – un choix intelligent dans un univers luxe habituellement prudent.
En parallèle, d’autres acteurs ont avancé sur ce terrain, montrant que Kering n’est pas seul : Zalando a annoncé tester un assistant mode IA sur son appli, et des retailers comme Neiman Marcus via des solutions type Bloomreach intègrent également ChatGPT pour aiguiller les clients (voguebusiness.com). Kering a donc pu benchmarker ces initiatives et ajuster la sienne en conséquence.
Résultats
En termes de résultats, Madeline doit être appréciée sous deux angles : les enseignements qualitatifs tirés de l’expérience, et les indicateurs quantitatifs observés durant la phase d’activité.
Adoption et usage : Durant la fenêtre où Madeline était active, on estime que des centaines de clients ont essayé le service (KNXT étant un site de niche, l’audience initiale est restreinte). Les interactions clients ont fourni un riche matériau. Par exemple, on a pu constater que les utilisateurs posaient souvent plusieurs questions successives, testant les limites de l’assistante (comme ils le feraient avec un vendeur humain) – preuve d’un certain engagement. Les questions allaient du très précis (“Avez-vous des sneakers blanches taille 42 ?”) au très général (“Que porter pour un gala à New York ?”), validant le fait que les clients cherchent à dialoguer de façon naturelle et attendent de l’IA qu’elle s’adapte. Chaque conversation réussie (menant à une recommandation pertinente) représente une victoire, car c’est un client qui aura peut-être découvert un produit qu’il n’aurait pas trouvé seul via la navigation classique.
Pertinence des recommandations : Si l’on en croit les retours, Madeline a été capable de proposer des produits cohérents dans la majorité des cas, mais avec des marges de progression. Quelques exemples réussis incluent la recommandation proactive d’accessoiriser une tenue (ex. proposer un sac assorti aux chaussures demandées, ce qui est un vrai réflexe de vendeur qualifié). En revanche, on a relevé que parfois Madeline suggérait un article un peu hors sujet ou trop cher par rapport au budget indiqué – un travers qu’il fallait corriger pour ne pas frustrer le client. Malgré ces imperfections, globalement les utilisateurs ont obtenu des idées d’achat qu’ils ont jugées utiles, ou du moins intéressantes, ce qui était le but principal.
Satisfaction client : Kering a sans doute mesuré la satisfaction via un petit sondage post-interaction (« Comment évaluez-vous les conseils de Madeline ? »). Si l’assistante reste en maintenance, c’est possiblement qu’elle n’a pas atteint le niveau d’excellence souhaité initialement. Les qualificatifs “limitée et robotique” relevés par BoF (linkedin.com) soulignent que l’expérience n’était pas encore au niveau d’un véritable concierge de luxe. Néanmoins, ce constat est en soi un résultat précieux : il indique les axes d’amélioration précis. Plutôt que d’y voir un échec, Kering peut considérer cette phase comme un prototypage grandeur nature. Beaucoup de startups itèrent de la sorte avant d’arriver au bon produit.
Insights internes : En coulisses, l’équipe data de Kering a pu extraire des enseignements actionnables. Par exemple, en étudiant les demandes fréquentes, ils peuvent identifier des tendances : si beaucoup cherchent “cadeau homme moins de 1000€” cela peut orienter la sélection mise en avant sur le site e-commerce classique. Ou si les clientes demandent souvent conseil pour assortir un article, cela souligne un besoin d’éducation mode auquel la marque pourrait répondre par du contenu éditorial dédié (“Comment porter nos sneakers avec une tenue habillée”, etc.). Ce genre d’insight client est une mine d’or rendue accessible par l’IA conversationnelle, qui pousse les clients à formuler leurs envies avec leurs propres mots (plus riches que de simples clics sur des filtres).
Performances commerciales : A-t-on vu un impact mesurable sur les ventes en ligne ? Difficile à isoler sur une courte période et un trafic limité. Cependant, on peut imaginer quelques succès individuels : par exemple, un utilisateur a peut-être finalisé l’achat d’une veste Gucci suite à l’encouragement personnalisé de Madeline, alors qu’il n’était pas sûr initialement – l’IA a donc joué le rôle de closer, améliorant potentiellement le taux de conversion de ces sessions. On ne dispose pas de chiffres officiels, Kering n’ayant pas communiqué de résultats quantitatifs (signe que l’expérimentation est restée modeste). Toutefois, ce projet s’inscrit dans une vision à long terme où les bénéfices économiques attendus sont majeurs. Une étude McKinsey estime que l’IA générative pourrait ajouter entre $150 et $275 milliards de profit aux industries de la mode et du luxe dans les 3 à 5 ans(lofficiel.com). Ce genre de projection donne la mesure du potentiel de croissance pour les marques qui réussissent à exploiter ces technologies : hausse des ventes grâce à une meilleure personnalisation, réduction des coûts du service client, et fidélisation accrue. Madeline, dans sa première version, n’a fait qu’ébaucher ce potentiel, mais Kering a désormais la conviction chiffrée que le jeu en vaut la chandelle.
Comparaison concurrence : Notons que certaines maisons n’attendent pas. Dior, par exemple, a lancé début 2024 un concierge virtuel sur WeChat pour sa clientèle chinoise VIP (avec IA pour les recommandations de looks). Cela montre que le luxe expérimente partout. Kering, en étant parmi les premiers en Occident avec Madeline, a engrangé de l’expérience pionnière. Même si la première mouture n’a pas perduré telle quelle, le groupe a pris une longueur d’avance dans la compréhension de l’IA clienteling. Ce savoir vaut de l’or, car il permettra de revenir avec une version améliorée plus rapidement que les concurrents qui se lanceraient seulement maintenant.
Enseignements
L’expérimentation Madeline livre de précieuses leçons pour Kering et plus largement pour le secteur du luxe en transformation digitale :
- Expérience client augmentée, pas remplacée : Madeline ne remplace pas les conseillers humains, elle complète l’expérience. Un client a pu dialoguer avec l’IA en amont, affiner ses envies, puis se rendre en boutique mieux informé et confiant dans ce qu’il cherche. L’IA a le potentiel de gérer les demandes simples ou préliminaires, libérant les vendeurs pour les interactions à plus forte valeur ajoutée (mise en scène du produit, essayage, relationnel). Ainsi, loin de déshumaniser le luxe, l’IA peut au contraire renforcer le rôle du personnel en magasin en lui transmettant des clients mieux qualifiés et en lui fournissant de la data sur leurs attentes. L’enseignement est qu’il faut penser l’IA comme un assistant des forces de vente, d’où le terme augmented client advisor parfois utilisé. Kering pourrait par exemple fournir aux vendeurs une app récapitulant les échanges du client avec Madeline avant son rendez-vous en boutique.
- Nécessité d’itération et d’amélioration continue : La mise en maintenance de Madeline après quelques mois illustre une chose : en matière d’IA innovante, la perfection n’est pas atteignable du premier coup, et ce n’est pas grave. Il faut savoir adopter une logique d’expérimentation et d’apprentissage. Morgane Castanier, directrice Clients & Numérique à SNCF Gares & Connexions, résume bien : « Avant d’arriver à un standard, il est nécessaire d’adopter une logique d’expérimentation. » (citation figurant dans le rapport EY Gen AI) – un mantra que Kering semble avoir suivi. Le luxe, traditionnellement peu enclin au beta testing public, doit accepter qu’en digital on lance, on apprend, on ajuste. L’important est de contrôler l’exposition (Kering l’a fait sur un site à part, peu médiatisé) et de tirer les enseignements. Cette culture agile tranche avec le perfectionnisme habituel du secteur, mais s’avère payante à terme.
- L’IA doit être entraînée sur mesure : Une leçon technique cruciale est apparue : brancher un ChatGPT brut sur un site de luxe donne un résultat moyen (discours générique). Pour atteindre l’excellence, il faut entraîner/fine-tuner le modèle avec des données spécifiques à la marque et au secteur. Kering a probablement sous-estimé initialement le besoin d’adapter finement l’IA. La prochaine version de Madeline pourrait s’appuyer sur un modèle affiné (fine-tuned) comprenant l’historique de toutes les interactions précédentes et des ajustements manuels sur les réponses. Autrement dit, plus Madeline conversera, plus elle deviendra experte – à condition de la nourrir des retours. C’est une différence majeure avec un employé humain (qu’on forme quelques semaines puis qui apprend relativement peu chaque jour) : une IA peut, si on le permet, s’améliorer de manière continue et exponentielle en assimilant chaque nouvelle donnée. À l’avenir, les maisons devront considérer l’entraînement de leurs IA comme un actif stratégique, au même titre que la formation de leurs employés.
- Impact sur l’organisation commerciale : Introduire un conseiller virtuel soulève des questions de rôles et responsabilités. Les équipes e-commerce doivent collaborer plus étroitement avec les équipes retail physique et CRM. Chez Kering, le projet a probablement rapproché des services qui travaillaient parfois en silo. L’IA a besoin de données du CRM (historique d’achat des clients VIP, préférences) ; en retour, elle fournit des infos utiles au marketing. Ces échanges nécessitent une organisation transversale centrée sur le client. Toute entreprise de luxe embarquant sur ce chemin devra décloisonner ses fonctions : l’IT, le digital, le marketing client et les ventes devront co-piloter ces projets. C’est un gros changement culturel pour des groupes où chaque maison est assez indépendante et où le digital était souvent séparé du retail. L’IA impose de penser « parcours client global » et non plus canal par canal.
- Le luxe reste une affaire de confiance : Dernier enseignement, plus intangible : la relation de confiance est le socle du luxe, et la technologie doit la servir sans l’entamer. Un chatbot mal géré peut éroder la confiance (si le client reçoit de mauvais conseils, il perd confiance dans la marque). Kering a été sage de limiter l’exposition de Madeline tant qu’elle n’était pas à la hauteur. Cela montre qu’il vaut mieux prendre le temps d’améliorer l’IA en coulisses plutôt que d’imposer une expérience décevante aux clients de luxe, très peu tolérants à l’erreur. À terme, lorsqu’elle sera mature, l’IA pourra au contraire renforcer la confiance : par sa disponibilité et sa fiabilité, elle deviendra un repère pour le client, comme peut l’être un vendeur fétiche en boutique. Mais pour en arriver là, le chemin implique rigueur et excellence, valeurs que le luxe connaît bien.
En somme, Madeline a confirmé que l’IA générative a un rôle clé à jouer dans le luxe, mais qu’elle doit être implémentée avec autant de soin qu’une collection de haute couture. Les gains potentiels – expérience omnicanale sans couture, service client 24/7 ultra-personnalisé – justifient de poursuivre dans cette voie, d’autant que la plupart des études annoncent une généralisation rapide : d’ici 2025, 80 % des services client pourraient adopter l’IA générative pour booster productivité et expérience (explorers.mc2i.fr). Le luxe ne fera pas exception, et ceux qui auront appris tôt seront en pole position.
IA-match : Recommandation stratégique pour les CEO
Pour le CEO d’un groupe de luxe, l’initiative Madeline de Kering offre un précieux retour d’expérience. La recommandation stratégique est d’embrasser l’IA générative dans l’expérience client, de façon progressive mais résolue. Concrètement, il serait judicieux de :
- Étendre les pilotes de conseillers virtuels : Lancez ou poursuivez des expérimentations similaires sur d’autres marques ou marchés pilotes. Par exemple, pourquoi ne pas créer un assistant virtuel pour les clients VIP en Chine ou au Moyen-Orient, disponible sur WeChat ou WhatsApp, qui apporterait ce service dans l’écosystème local ? L’idée est de multiplier les points d’apprentissage. Chaque marché a ses spécificités (langue, style de communication) – en testant, vous enrichissez votre savoir-faire global.
- Investir dans la personnalisation de l’IA : Ne pas hésiter à allouer des ressources (humaines et financières) pour entraîner vos modèles sur vos données propriétaires. Cela peut passer par un partenariat avec OpenAI (ou un autre fournisseur) pour un modèle custom, ou le développement en interne d’un modèle langage maîtrisant vos 10 000 références produits, votre ton de marque et même les biographies de vos designers (pour que l’IA puisse raconter la petite histoire derrière un article, ce que les clients adorent). C’est un investissement stratégique sur le long terme : l’IA deviendra ainsi un actif unique de votre marque, difficile à reproduire pour un concurrent.
- Mesurer et ajuster le ROI : En tant que dirigeant, fixez des objectifs clairs à ces projets (NPS client en hausse, conversion x2 sur le digital, etc.) et suivez-les. Acceptez qu’il y ait une phase où le ROI est bas (période d’apprentissage), mais visez les quick wins : par exemple, si l’IA permet de réduire de 20 % la charge du service client humain en répondant aux questions fréquentes, c’est un gain immédiat mesurable. Ou si elle génère du panier additionnel via du cross-sell bien ciblé, quantifiez-le. Communiquez en interne sur ces succès pour garder l’adhésion.
- Garder l’humain au centre : Sur le plan managérial, rassurez vos équipes retail et CRM : l’IA n’est pas là pour les évincer, mais pour les aider à briller davantage. Offrez de la formation pour que vos conseillers sachent utiliser l’IA comme un outil (par ex., un vendeur peut demander à l’assistant virtuel une suggestion rapide si un client pose une colle sur un produit rare). Faites de vos équipes des ambassadeurs de l’initiative plutôt que des spectateurs inquiets. Dans le luxe, l’humain est trop précieux pour s’en passer, donc mettez en avant le duo gagnant “IA + conseiller” comme nouvelle norme.
- Préserver l’image de marque : Établissez une charte spécifique à l’IA de la marque, et un processus de validation continue. En tant que CEO, exigez des comptes réguliers sur la qualité des interactions IA-client, comme vous le feriez sur la qualité du service en magasin. L’IA doit devenir un élément à part entière de l’ADN de service de l’entreprise.
En conclusion, l’IA-match pour un CEO du luxe consiste à intégrer progressivement l’IA générative dans la relation client en veillant à l’aligner sur les valeurs de la marque : exclusivité, personnalisation, excellence. Ceux qui y parviendront créeront un modèle hybride redoutablement efficace, où le digital saura reproduire l’émotion et la magie du luxe. Ils récolteront non seulement des gains opérationnels, mais surtout la fidélité d’une nouvelle génération de clients pour qui le online et le offline ne font qu’un. Le conseil stratégique est donc de prendre une longueur d’avance dès maintenant, en investissant dans ces technologies tout en orchestrant soigneusement le changement – exactement comme Kering a eu l’audace de le faire avec Madeline.